C’est le mauvais feuilleton politique de l’automne, d’une infinie tristesse. L’UDC a pris pour cibles les plus miséreux du canton avec son initiative “interdire la mendicité”, adoptée de justesse par le Grand Conseil en septembre. La droite du Parlement a décidément perdu son âme libérale et s’est pour ainsi dire alignée sur l’UDC. Minoritaires, les Verts et la gauche n’ont pas pu faire obstacle à cette initiative, malgré diverses démarches parlementaires plus ou moins bien relatées par la presse.
A l’heure où j’écris ces lignes, le débat n’est peut-être pas encore clos. Il se peut qu’il y ait un scrutin populaire suite au lancement d’un référendum; il se peut aussi qu’un recours soit déposé à la Cour constitutionnelle contre les nouveaux articles de loi. Il n’est en outre pas exclu que le Parlement lui-même vienne à un moment ou à un autre apporter quelques nuances à ce texte de l’UDC aussi manichéen qu’inefficace pour lutter contre la misère et l’exploitation d’autrui.
Si l’initiative entre finalement en vigueur, on pourra dans la rue faire à peu près n’importe quoi sauf s’y asseoir et tendre la main pour obtenir la charité d’autrui. Un tel comportement constituera une infraction pénale devant être sanctionnée par les forces de l’ordre au moyen d’une amende. Cela alors que nous nous trouvons dans l’un des pays les plus riches au monde, dans l’un des cantons au développement économique le plus fort du Suisse. Et cela alors que les forces de l’ordre ont d’autres priorités à gérer pour garantir la sécurité des habitants du canton…
Il ne semble pas très éloigné le temps de cette ordonnance bernoise visant les mendiants et placardée apparemment en 1754: “Toute sorte de gueux, gens sans aveux, rôdeurs et vagabonds étrangers, de quelque endroit et pays qu’ils puissent venir, sont avertis de ne point entrer sur les terres de cette domination, puisqu’il n’y aura point de sauf-conduit pour eux ; et qu’au contraire, dès qu’ils y auront mis le pied, ils y seront arrêtés et pour punition de leur hardiesse ils auront les oreilles fendues si même ils ne sont pas châtiés encore plus grièvement. […] Pour les récidivistes, on prescrit la marque, ou le percement de l’oreille, puis le fouet et la prison. […] Pour une nouvelle récidive : punition corporelle telle que bastonnade […], oreille coupée, marque au fer O S (Ober Schweiz). Ceux qui résistent, les armes à la main, peuvent être fusillés. Sévérité renforcée à l’égard des Tziganes : oreille coupée dès la première arrestation ; peine de mort en cas de récidive” (cf. Jean-Pierre Tabin, René Knüsel, Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud, Lausanne, 2014).
De quoi parle-t-on, au juste? Car au-delà des préjugés et des clichés terriblement stigmatisants qui touchent les “mendiants”, il y a une réalité qui nous interpelle tous. Selon l’étude complète et très bien documentée effectuée par les professeurs Tabin (ESSP) et Knüsel (UNIL) et citée plus haut, il y a à Lausanne environ une cinquantaine de mendiants en moyenne. Pour la plupart – mais il ne s’agit pas de la totalité – ce sont des ressortissants roumains qui sont venus en toute légalité en Suisse avec leur famille, fuyant une misère innommable dans leur région d’origine. Comme en témoigne l’extraordinaire livre du photographe Yves Leresche (Yves Leresche, Roms, la quête infatigable du paradis, 2010-2015, 2015), la condition rrom en terres vaudoises est pour le moins précaire, entre survie et abnégation: nuits passées dans des voitures ou abris de fortune, santé précaire, lutte de tous les instants pour la dignité, etc. La quête de quelques sous, assis au bord du trottoir, leur donne un motif d’espoir et leur permet de survivre ou même seulement de vivre. Il n’y a pas dans le canton de Vaud de réseaux mafieux organisés qui tirent profit de la mendicité d’autrui, comportement qui est de toute façon déjà punissable en vertu du code pénal; seulement des familles roms élargies qui se serrent les coudent et travaillent ensemble pour la survie du groupe.
Un mendiant dans une ville vaudoise gagne entre 10 et 20 francs par jour, s’il travaille toute la journée. Soit quelque 500 francs par mois, petit pécule de subsistance. Il est l’objet d’une permanente humiliation; les passants fuient son regard, dans le meilleur des cas l’ignorent. Croire qu’interdire la mendicité résoudra le problème est un leurre absolu. Une interdiction provoquera (peut-être?) un certain déplacement de la misère; pour le surplus, elle provoquera surcharge des forces de l’ordre et aberrations administratives. Le cas genevois nous fournit d’ores et déjà l’illustration de ces aberrations: les amendes prononcées à l’encontre des mendiants demeurent évidemment impayées, ce qui contraint les services de l’Etat à envoyer des commandements de payer à leur domicile, jusqu’en Roumanie, pour un résultat tout aussi nul.
Les Verts n’ont pas dit leur dernier mot dans ce débat. La justice non plus, d’ailleurs. Un recours visant l’interdiction genevoise (en vigueur depuis quelques années) est pendant auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme. Il se pourrait que la plus haute instance judiciaire européenne vienne rappeler quelques valeurs fondamentales aux majorités politiques genevoise et vaudoise. Réglementer l’usage du domaine public est souhaitable et même nécessaire pour le vivre ensemble. Sanctionner pénalement celui qui tend la main est en revanche inadmissible sous l’angle des libertés fondamentales. Lorsqu’il s’agit de protéger les minorités, la raison du plus fort n’est pas toujours la meilleure.
Raphaël Mahaim, député