Pour la sobriété numérique et le droit à la déconnection: quatre journées sans e-mails par année!

Postulat

La Suisse a connu à quelques reprises des dimanches sans voiture, notamment durant la crise de Suez (1956) et pendant le premier pic pétrolier (1973). Celles et ceux qui l’ont vécu se souviennent des routes et autoroutes libérées des voitures, sur lesquelles il était possible de se divertir ou déambuler. A plusieurs reprises, des débats politiques intenses ont eu lieu à propos de cette idée  – notamment lors de la votation sur l’initiative pour quatre dimanches sans voiture par an en 2003. Outre l’intérêt pour la population de telles journées (réduction des nuisances, autres possibilités d’utilisation de l’espace public, etc.), l’objectif était hautement symbolique: participer à un débat global sur la place de la mobilité individuelle motorisée dans notre société, ses impacts, et la dépendance qui se créait pour beaucoup envers la voiture. Sans interdire une pratique, on la restreint à quelques moments bien précis pour la questionner en profondeur et pour contribuer à la réorienter au besoin.

Depuis la fin du siècle dernier, le numérique a bouleversé nos vies, en particulier la communication électronique. Pour le meilleur et pour le pire, ce mode de communication est devenu l’alpha et l’oméga de la vie professionnelle, de la vie sociale et de la vie privée. Nul besoin d’insister sur les progrès extraordinaires que la communication numérique a apportés dans tous ces aspects de nos vies. Il permet de créer du lien, de communiquer, de partager, de collaborer, etc. Mais il devient désormais de plus en plus manifeste que le développement de la communication numérique soulève de nouveaux gigantesques défis sans précédents similaires.

Du point de vue du bilan environnemental, la face sombre de la communication numérique apparaît malheureusement de façon de plus en plus criante. Si Internet était un pays, il serait le troisième plus gros émetteur de gaz à effet de serre après les USA et la Chine[1]. Pour les courriels spécifiquement, on estime aujourd’hui leur nombre quotidien à quelque 300 milliards sur la planète entière. Or, selon sa taille et ses pièces jointes, l’envoi d’un e-mail peut aisément consommer jusqu’à 50g de CO2, en raison des machines nécessaires à son transport sur des milliers de kilomètres et à son stockage (datacenters, routeurs, ordinateurs, serveurs, etc.)[2]. Pour une personne recevant 100 mails par jours, cela représente en moyenne près d’1,5 kg de CO2 émis. Ainsi, une semaine ordinaire de mails représente environ un trajet de 50 km en voiture (avec une voiture qui consomme 8 litres/100 km). En une année, une seule personne a donc, par ses seuls e-mails reçus, fait l’équivalent d’un trajet de 2500 km en voiture… Les mails envoyés par une entreprise de 100 personnes représentent qulque 13 tonnes de CO2 par an, soit l’équivalent de 14 vols allers-retours entre Paris et New-York.

Du point de vue de l’utilisateur, la communication électronique et l’hyperconnectivité comportent le risque de faire sauter les barrières entre vie privée et vie professionnelle, contribuant à un stress permanent et à l’avènement d’une “Rund-um-die-Uhr-Gesellschaft”. Les attentes du monde professionnel et de l’entourage sont de plus en plus orientées vers le “tout, tout de suite” et l’immédiateté, souvent au détriment de la qualité et de la réflexion. Les communications électroniques provoquent des dérangements et des difficultés de se concentrer durablement. On estime qu’un salarié passe environ un tiers de son temps à gérer sa communication électronique, soit près de 600 heures par années[3]!

Ce défi gigantesque doit devenir une propriété absolue des collectivités publiques ces prochaines années, sans parler de son bilan environnemental. Le Conseil d’Etat vaudois n’est pas resté inactif en la matière: dans sa réponse à l’interpellation Nathalie Jaccard et consorts (19_INT_307), il expose les mesures de sensibilisation et de formation qui sont déjà mises en place quant à la gestion des e-mails dans le cadre de la modernisation du parc informatique de l’Etat de Vaud. Dans cette même réponse, le Conseil d’Etat indique vouloir accorder à cette question une certaine place dans sa stratégie d’éducation numérique. Dans la réponse du Conseil d’Etat à l’interpellation Marc-Olivier Buffat (20_INT_390), on apprend qu’une directive élaborée par les Archives cantonales vaudoises sur la gestion des courriels a été adoptée par le Conseil d’Etat en novembre 2020; on apprend également que diverses actions de sensibilisation sont menées auprès des collaborateurs de l’Etat de Vaud, qu’une limite de 5GB de stockage est appliquées pour les boîtes mails et que le Green Data Center de l’Etat de Vaud présente une consommation énergétique inférieure à la moyenne.

Ces différentes mesures sont toutes judicieuses et souhaitables, mais force est de constater qu’il manque encore une action forte à la hauteur des enjeux, en témoigne notamment le fait que les bonnes pratiques peinent à se généraliser au-delà des personnes convaincues et très bien informées. Parallèlement, l’Etat peut jouer son rôle d’exemplarité en conduisant une action à portée symbolique forte permettant de mettre ce thème à l’agenda politique, de manière à entraîner dans son sillon les entreprises et particuliers qui, de façon générale, sont encore à la peine en la matière. La pandémie de covid-19 n’a pas amélioré la situation, bien au contraire, vu le recours accru aux technologies numériques, en particulier pour la communication.

Par le présent postulat, les député.e.s soussigné.e.s demandent ainsi au Conseil d’Etat de mettre en place 4 journées sans e-mails au sein de l’administration cantonale, services d’urgence ou services minimaux à la population exceptés. Ces journées pourront par exemple être mise à profit pour organiser des campagnes de sensibilisation à large échelle auprès des collaborateurs de l’Etat de Vaud, par exemple sous la forme de cours complets de gestion des e-mails et de bonnes pratiques en matière de sobriété numérique; ces journées pourraient également être mises à profit pour favoriser d’autres modes de communication et d’interactions (séminaires hors les murs, formation continue, séances d’équipes sans “interférences numériques”, sans écrans, etc.); enfin, ces journées seront l’occasion de mener des campagnes de sensibilisation sur ces thèmes incitant toute la population vaudoise, entreprises et particuliers, à systématiser les bonnes pratiques en matière de sobriété numérique et à de déconnexion.

[1] Armelle Bohineust, “Internet, un ogre énergétique à l’appétit insatiable en électricité”, in: Le Figaro du 20/11/2019 et les références citées.
[2] Ce sont les chiffres du Carbon Litteracy Project, cf. https://carbonliteracy.com/the-carbon-cost-of-an-email/
[3] Etude du McKinsey Global Institute, cf. https://www.mckinsey.com.