Combien d’années faudra-t-il encore vivre avec la pollution aux dioxines?
Interpellation urgente
En 2021, la Municipalité a informé la population de la découverte d’une pollution des sols aux dioxines à Lausanne. On rappellera que les teneurs trouvées à Lausanne dépassent toutes les valeurs trouvées autour d’autres usines d’incinération des ordures ménagères en Suisse (d’une « ampleur inédite » selon le Conseiller d’Etat Vassili Venizelos en janvier 2023). Des recherches ont été rapidement engagées par la Ville et le Canton. Elles ont démontré que l’origine de cette pollution était l’ancienne usine d’incinération des ordures (à la suite UIOM) au Vallon qui a fonctionné de 1958 à 2005. La très forte pollution résulte notamment de son emplacement au fond du Vallon qui forme une sorte de cuvette et empêchait la bonne dispersion des fumées.
Les dioxines et les furanes sont une famille de polluants persistants. Une exposition de longue durée à ces substances peut avoir des influences sur le système immunitaire, le développement du système nerveux, les fonctions reproductives. L’OMS a classé certaines dioxines comme cancérigènes.
Dès la découverte de la pollution, les autorités ont émis des recommandations, édictées par Unisanté au printemps 2021. Elles demandent de restreindre l’usage des parcelles les plus contaminées, en renonçant ou en limitant en particulier la consommation des oeufs et des cucurbitacées provenant de ces parcelles et de laver et peler les autres légumes qui y seraient cultivés. Des restrictions d’usage sur certaines places de jeux ont été émises à l’attention des enfants. Le risque concerne en particulier les jeunes enfants en raison de l’ingestion de terre durant leurs jeux sur des terres polluées. Ainsi, Unisanté recommande de leur limiter la fréquentation des zones les plus contaminées à trois fois par semaine. Elle se base sur l’estimation que les enfants en bas âge, jusqu’à 6 ans, pourraient ingérer involontairement, chaque jour, 80 milligrammes de terre en moyenne, en portant leurs mains à la bouche[1]. L’hypothèse faite par Unisanté est loin d’être maximaliste. Dans son journal, l’Office fédéral de l’environnement écrit même que « La Confédération considère que les enfants âgés de un à trois ans avalent chaque jour un quart de gramme de terre», ce qui représente trois plus de terres ingérées que l’hypothèse d’Unisanté.[2] Les risques pour la santé augmentent donc à partir de l’ingestion de très petites quantités de terre.
Le 16 janvier 2024, le Canton et la Ville de Lausanne ont communiqué sur leur action depuis la découverte de la pollution aux dioxines. On y apprend qu’en application de l’Ordonnance sur les atteintes portées au sol (OSol), quarante-cinq décisions cantonales ont été adressées depuis 2021 à la Ville de Lausanne en tant que propriétaire du bien-fonds. Ces décisions précisent les restrictions d’utilisation selon le degré de pollution des sols. En accord avec le Canton, ces décisions sont appliquées par la Ville en procédant, selon le statut, l’usage et le degré de pollution par :
- une communication directe aux locataires concernés, dans le cadre d’une situation de gérance ;
- une communication ciblée aux usagers et usagères, professionnels et professionnelles directement concernés (écoles, garderie, plantages, jardins familiaux, parcs etc.) ;
- la mise en place de panneaux d’information si le site favorise la présence d’enfants (places de jeux, parcs publics avec jeux pour enfants etc.).
Par ailleurs les autorités sont en attente d’une étude d’Unisanté visant à évaluer le risque sanitaire actuel et poursuivent des essais pilotes en matière de dépollution des terres.
Le 25 mars 2024, une étude de l’EPFL et l’UNIL consacrée à l’UIOM était rendu et intitulée Socio-histoire de l’incinérateur du Vallon (1958-2005) a été publiée. Cette étude a été présentée le 27 mars 2024 lors d’une conférence publique au Théâtre du 2.21 situé au Vallon, un des quartiers de Lausanne le plus gravement impacté par cette pollution. Une centaine de personnes ont participé à cette conférence.
Ce travail historique nous apprend notamment que le travail de surveillance des autorités a été lacunaire et qu’il y a eu dès les années 90 plusieurs alertes concernant des rejets de dioxine causés par l’usine du Vallon.
- En 1995, une quantité record[3] de dioxines était découverte à la STEP, dont l’origine a été à l’époque identifiée comme étant l’incinérateur du Vallon
- En 1999, suite à une interpellation sur la pollution aux dioxines en ville de Lausanne et des soupçons pesant sur l’usine du Vallon, le conseil communal a demandé à la municipalité qu’elle « prenne des mesures quant à l’assainissement de l’usine »[4]
- La rénovation de l’usine a été votée en 2000 par le conseil communal, mais les travaux n’ont finalement jamais été réalisés. En effet, il existait à cette époque des divergences d’opinion entre le Canton et la Ville de Lausanne. La Ville voulait rénover l’incinérateur qui n’était pas aux normes. Elle mettait en avant les risques d’émissions de dioxine. Le Canton craignait qu’une rénovation de l’usine du Vallon conduise à abandonner le projet Tridel, calibré pour brûler les ordures de 120 communes vaudoises, ce qui a finalement conduit à l’abandon du projet de rénovation.
Au final pendant plus de dix ans, l’Usine du Vallon a fortement dépassé les normes de rejet de l’Ordonnance fédérale sur la protection de l’air (OPair) édictées en 1991 (notamment pour le monoxyde de carbone et les oxydes d’azote dont les émissions sont liées aux dioxines).
L’Ordonnance sur les sols en vigueur depuis 1998 prescrit aux cantons d’exercer une surveillance des sols, notamment quant à la présence de dioxines. Mais cette ordonnance n’a pas été appliquée jusqu’à ce que le Canton et la Ville apprennent fin 2020 que des mesures – conduites à l’initiative d’un laboratoire privé – démontraient l’existence d’une très forte pollution aux dioxines dans les sols du quartier de Chailly (ferme Aebi).
Cet historique montre que les autorités de l’époque n’ont pas pris toutes les dispositions nécessaires pour protéger la population lausannoise – et ceci malgré plusieurs alertes. Ces défaillances ont eu des conséquences graves en termes de pollution environnementale et de santé publique. Aujourd’hui nous héritons de cette situation, comme un héritage empoisonné et coûteux que nous devons enfin gérer.
Nous avons conscience que les membres de la Municipalité ont changé entre 1990 et 2023. Ce ne sont donc pas des responsabilités individuelles qui sont pointées, mais plutôt celles des institutions avec l’espoir qu’on en tire les indispensables apprentissages en matière de prévention et de gestion des pollutions environnementales. Celles-ci ne doivent plus rester le parent pauvre des pesées d’intérêts. Il en va de même avec la protection des sols dont la protection est encore largement déficitaire malgré les nombreux services écosystémiques, essentiels à la vie humaine, qu’il fournit. Le but de l’interpellation n’est pas de remettre en question les importants efforts qui ont été fournis par les autorités tant communale que cantonale ces 3 dernières années, mais de prendre en compte le sentiment d’« impuissance » et d’ « impatience» de nombreux Lausannois-e-s – notamment dans les quartiers, comme celui du Vallon, mobilisées de longue date sur les questions de pollution. Pour répondre à cette attente, et permettre aux Lausannois de mieux comprendre comment le dossier est géré, il est important de savoir précisément ce qui a été fait jusqu’à maintenant avec quels résultats et être informé de ce qui est prévu à l’avenir, avec quel calendrier.
A cette fin, nous adressons les questions suivantes, classées par thème qui font chaque fois l’objet d’une brève introduction :
A. Mesures de prévention
La dangerosité des dioxines est établie, même dans des situations d’expositions chroniques à des doses faibles ou modérées. Les autorités communiquent qu’il n’y a pas de « danger imminent », à condition de respecter les mesures de prévention définies par Unisanté. Il est donc vital que celles-ci soient connues de chacune et chacun. Ce d’autant plus qu’un travail de mémoire en sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, déposé en 2023 par Emilie Vuilleumier sur « la pollution aux dioxines à Lausanne : un non problème public ? », montre que les recommandations sanitaires n’atteignent pas toujours leurs cibles, voire ne sont pas connues.
Questions :
- 1. Quels sont les outils dont dispose la Municipalité pour juger de l’efficacité des campagnes de prévention et de l’application des mesures sur les terrains dont elle est propriétaire ?
- 2. S’il est avéré que la population est insuffisamment au courant de ces recommandations, comment la Ville va-t-elle renforcer la prévention ?
De nombreuses parcelles dans des espaces privatifs sont, elles aussi, contaminées.
- 3. Les dispositions découlant de l’OSol s’appliquant avant tout aux propriétaires, comment la Municipalité s’est-elle assurée que les locataires – notamment les familles avec des enfants – des propriétés concernées soient au courant des éventuelles restriction d’utilisation des sols à respecter ?
- 4. Lorsque la Ville n’est pas propriétaire, de quelle marge de manœuvre dispose-t-elle pour protéger la population lausannoise dans son ensemble ?
B. Décisions cantonales
Concernant les 45 décisions adressées à la Ville par le canton depuis 2021, il semble important, dans un souci de transparence, d’en connaître le contenu (lieux concernés, niveau de pollution, actions demandées, calendrier de réalisation, coût des mesures etc.). Dans ce sens nous adressons les questions suivantes :
- 5. Ces décisions sont-elles publiques ?
- 6. Est-il possible de les mettre sur le site de la Ville ?
- 7. Par qui les mesures sont-elles financées et sur la base de quelle analyse juridique concernant l’attribution des responsabilités ?
- 8. Est-ce que la Ville sait quand le Canton publiera-t-il enfin les investigations historiques, ainsi que les investigations techniques obligatoires au sens de l’article 7 de l’ordonnance sur les sites pollués ?
C. Périmètre de pollution
Un périmètre de pollution est actuellement établi. Nous avons appris dans le rapport de l’EPFL et l’UNIL que près de 30’000 tonnes de scories de l’UIOM (dont des boues de lavage) ont été entreposés dans les années 80 au Chalet-à-Gobet à proximité du camping et du parc équestre, avant d’être ensuite utilisées pour construire des chemins forestiers. Pour rappel, selon le rapport (p.26), le dépôt des scories au Chalet à Gobet (plutôt que dans les décharges, comme pourtant la loi l’exigeait) visait à faire des « économies de « CHF 500’000 à 600’000 par an sur les finances communales ».
- 9. Est-ce que des analyses sont en cours pour délimiter si le site au Chalet à Gobet et les chemins forestiers construits avec ces scories seraient contaminés (dioxines, métaux lourds) et, cas échéant, s’il y a des mesures de prévention à prendre et/ou des mesures d’assainissement à faire ?
Concernant l’ensemble des parcelles contaminées de la Ville,
- 10. N’y a -t-il pas urgence à assainir les places de jeux et les plantages les plus pollués à très court terme ?
- 11. Que faut-il entendre par assainir (remplacement des terres, phytorémédiation, bactéries, limitation des usages, etc ) ?
- 12. Sur la base de quels critères et avec quelle méthode la Ville va-t-elle établir les priorités pour agir sur les surfaces contaminées dont elle est propriétaire ?
- 13. Pour toutes les autres parcelles contaminées de Lausanne, la Ville va-t-elle demander au Canton d’agir ?
- 14. De quel soutien technique et financier des pouvoirs publics (Confédération, Canton, Ville) peuvent espérer les propriétaires des parcelles contaminées ?
- 15. Une attention particulière sera-t-elle portée au quartier du Vallon, dans la mesure où la socio-histoire de l’UIOM a mis en évidence des choix politiques qui ont discriminé ce quartier exposant sa population à des risques sanitaires et environnementaux injustes.
Marie Thérèse Sangra, Ilias Panchard, Tania Taillefert
[1] Unisanté 2021, Raisons de santé 325, pp. 24-25 ; https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_AE432E795D26.P002/REF.
[2] Magazine « L’environnement », janvier 2024, page 22 : https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/sites-contamines/dossiers/magazine2024-1-focus/places-de-jeux-personne-na-envie-de-laisser-ses-enfants-jouer-sur-un-sol-pollue.html
[3] Une valeur de 2’200 picogrammes a été mesurée à la STEP de Lausanne contre des valeurs comprises entre 6 et 23 picogrammes dans les autres STEP de Suisse (voir courrier de l’Office fédéral de l’environnement, cité dans le rapport de l’EPFL et de l’UNIL, page 156)
[4] Bulletin du conseil communal, séance du 29 juin 1999 (page 732).