Nourries de craintes compréhensibles mais amplifiées par de la désinformation insidieuse, les initiatives visant à interdire les pesticides de synthèse du territoire suisse suscitent une vive inquiétude. L’urgence sanitaire actuelle que représente la contamination des écosystèmes et des habitants de la Suisse par les pesticides de synthèse requiert d’agir fermement face à des multinationales employant littéralement tous les moyens en leur possession pour protéger leur business. Tandis que le président de la confédération, Guy Parmelin, déclarait sur le plateau de la RTS (1) que les derniers scandales de contamination ne venaient pas de Suisse, le citoyen attentif sait pourtant que la moitié de nos réservoirs d’eau sont aujourd’hui contaminés au Chlorothalonil, fongicide autorisé grâce à la complaisance de nos politiciens qui a été interdit en urgence le 1er janvier 2020. Non seulement ce seront sûrement les contribuables qui devront payer pour cette pollution, au propre comme au figuré, mais en plus le fabricant a déposé un recours contre cette interdiction. Voilà l’état de notre système aujourd’hui. (2)

 

Ne vous trompez pas d’ennemi

De nombreux agriculteurs se sentent directement visés par ces initiatives. On peut ainsi lire de nombreux messages de « soutien » aux paysans, leur signifiant la confiance qu’on leur porte pour nous offrir une alimentation de qualité et durable… mais avec des pesticides de synthèse.  Il ne s’agit pourtant pas de blâmer nos producteurs, ni de remettre en question la bonne volonté ni le savoir-faire des paysans suisses, mais de dénoncer l’empoisonnement et la désinformation véhiculée par des groupes surpuissants dont les paysans sont les victimes, au même titre que le sont les consommateurs.

Il faut savoir abandonner nos croyances quand celles-ci sont issues des mensonges d’industriels peu scrupuleux et se trouvent remises en question par les avancées des recherches indépendantes. (3) La production de pesticides de synthèse et les droits de propriété sur les semences sont aujourd’hui principalement aux mains de trois sociétés ; Monsanto, Syngenta et Bayer. Malgré le lobbysme incessant de celles-ci, malgré leurs constantes interférences et ingérences dans les recherches scientifiques (4), malgré toutes les menaces de poursuite faites aux états du monde pour les dissuader d’agir contre ces produits (5), il est aujourd’hui établi que ceux-ci sont néfastes à des doses infinitésimales (3). Ils sont d’ailleurs d’autant plus dangereux que ceux-ci sont utilisés en cocktail, et leurs effets ne sont pas visibles rapidement mais durent ensuite extrêmement longtemps. Polluant les sols et les réserves d’eau, les produits phytosanitaires ne s’éliminent que lentement et impactent les populations sur la durée. Il est donc indispensable de sortir de ce système d’exploitation de nos ressources qui n’est ni durable ni même viable. 

L’agriculture d’après-guerre a été guidée par des enjeux productivistes basés sur les préceptes économiques de l’époque ; la croissance maximale pour se reconstruire et la vision de la terre comme une ressource inépuisable et gratuite. Les produits phytosanitaires développés pendant cette période de « révolution verte », en parallèle d’une sélection des plantes et plus tard de leur modification génétique, ont permis une explosion de la productivité. Les compagnies de phytosanitaires vantaient et vendaient leurs créations soient disant sans danger à plusieurs générations d’agriculteur, avec l’appui des autorités de tous les pays du monde. Rien d’étonnant alors à ce que leurs enfants ou arrière-petits-enfants les utilisent aujourd’hui, sans aucune arrière-pensée et en toute bonne foi, y étant été confronté depuis leur plus jeune âge, de manière régulière, dans un contexte présenté comme positif. Ce biais de simple exposition (6) rend très difficile la remise en question du système agricole actuel, le changement attendu étant complexe et particulièrement demandant.

Comme pour l’industrie du tabac ou l’industrie pétrolière, chaque découverte scientifique concernant la dangerosité de ce type de produit a été systématiquement combattue et niée avec véhémence.  Le livre « Printemps silencieux », de la biologiste Rachel Carson, a beau avoir permis de tirer la sonnette d’alarme en 1962 déjà et de faire interdire le DDT, une dizaine d’année plus tard dans la plupart des pays « développés », nous utilisons pourtant encore aujourd’hui des produits jusqu’à 10’000 fois plus toxiques que ce dernier. Les recherches actuelles ont aussi mis en avant des effets de perturbateurs endocriniens des néonicotinoïdes, signifiant qu’ils peuvent avoir des effets graves à des doses supposées jusque-là anecdotiques. Ainsi, malgré des politiques de réductions de leur utilisation censées régler les problèmes de pollutions et de santé, le déclin des écosystèmes s’accélère. Depuis longtemps, les industriels sont passés maîtres dans l’art de gagner du temps, au détriment de notre futur.

 

L’arbre qui cache la forêt

À chaque initiative ou referendum, la stratégie adoptée contre l’écologie est celle du doute et de la défense héroïque ; On rappelle sans interruption un danger de bien moindre envergure mais plus tangible pour tromper et effrayer le chaland, tout en se posant en défenseur d’une classe que l’on méprise allégrement. Ainsi, après avoir commencé par prétendre que les producteurs suisses ne pourraient plus écouler leurs marchandises face à la concurrence étrangère qui inonderait le marché suisse à bas prix, l’angle d’attaque a été changé. Cet argument a en effet fait long feu, l’initiative imposant les mêmes restrictions aux produits importés qu’aux locaux; on nous explique que la perte moyenne de 20% de production prévue à court terme abaissera la part d’autonomie alimentaire de la Suisse, qui passerait de 50 à 40 pour cent. Une véritable catastrophe semble-t-il, un élément à priori crucial qui ne saurait être toléré alors que l’agriculture suisse a pour mission de nourrir ses habitants.

Pourtant, 50% ce n’est pas 100%, et de loin. Ainsi la Suisse ne couvre, depuis longtemps, que la moitié ses propres besoins alimentaires. Et ni le conseil fédéral ni les milieux libéraux, aujourd’hui les principaux opposant à ces initiatives, ne semblaient s’en émouvoir jusque-là. Eux qui ont refusé de viser la souveraineté alimentaire en 2018 viennent aujourd’hui nous dire que lutter contre la destruction des sols et des écosystèmes, ainsi que protéger la santé et la fertilité de la population n’en vaut pas la peine car nous ne sommes pas suffisamment autonomes.  Les scientifiques alertent de manière incessante sur la destruction causée par la politique agricole mondiale basée sur la monoculture et les pesticides de synthèses, mais on s’acharne à les ignorer avec comme prétexte cette autonomie dont on se fichait éperdument jusque-là. Ajoutez à cela l’aspect écologique des émissions de gaz exportées, brandies comme un paradoxe écologique. Si ces sujets leur tiennent tant à cœur, il est étonnant qu’ils ne se soient pas interrogés sur les véritables problèmes de fonds il y a bien longtemps : Pourquoi favoriser la viande, qui nécessite bien plus d’espaces de cultures, chez nous comme à l’étranger, tout en rejetant bien plus de gaz à effet de serre ? Pourquoi produire tant de raisin pour le vin, au risque de surproduire celui-ci, mais absolument aucun raisin de table ? Pourquoi ne pas agir concrètement contre le gaspillage alimentaire de la grande distribution et dans les foyers ? Pourquoi ne pas remettre en question le dogme de la croissance, nous promettant de dépasser les 10 millions d’habitants dans un pays qui peinait à se nourrir quand il en comptait deux fois moins ? La gestion de chacun de ces paramètres aurait un impact bien plus important sur le taux d’autosuffisance du pays, sans amener les effets délétères extrêmes des produits phytosanitaires de synthèses. Difficile donc de ne pas voir une bonne dose de mauvaise foi dans ces arguments.

 

On n’a rien sans rien

Au sujet du rendement de la production, il convient de rappeler un fait important ; L’agriculture biologique ou sans pesticide ne bénéficie aujourd’hui que d’à peine 10% des budgets de recherche, tout le reste allant à l’agriculture conventionnelle. Dans ces conditions, le premier système n’a que peu de chance d’évoluer rapidement. Comme cela s’est déjà vu par le passé dans d’autres domaines, les grandes industries n’ont aucun intérêt à pousser un système moins rentable pour elles et font même tout pour le ralentir. Ce n’est qu’une fois confrontées à des interdictions réelles que celles-ci cherchent activement des solutions adaptées au problème pour maximiser leurs profits en fonction de cette nouvelle situation. Avec un budget de recherche nettement supérieur, les avancées dans l’efficacité de l’agriculture responsable attendra bien plus vite son plein potentiel, là où l’utilisation de pesticide diminue au contraire petit à petit les rendements des sols, et ceci pour très longtemps. Dans sa thèse, le doctorant de l’université de Neuchâtel Nicolas Derungs mettait en lumière l’appauvrissement des sols suisses et l’incapacité des politiques actuelles à endiguer le phénomène (7). Ainsi, à moyen terme, la baisse de productivité sera compensée et nous évitera par la suite de constater une baisse plus lente mais bien plus durable et constante. En somme, on repousse le moment d’agir comme on repousserait un rendez-vous inéluctable chez le médecin pour traiter une blessure qui s’infecte ; on sait pertinemment que repousser le problème ne fera qu’empirer les choses, mais sur le moment cela paraît trop contraignant dans notre emploi du temps chargé. 

Pour conclure, cette votation demande une vision à moyen terme, et c’est pour cela que l’initiative propose une période de mise en place de dix ans. C’est très long au vu de l’ampleur du problème et de sa résilience, Mais il est cependant nécessaire étant donné l’importance des changements techniques, politiques et sociétaux que cette décision engendre.  En cessant les subventions à l’agriculture chimique au profit de l’agriculture sans pesticides, comme le prescrit l’initiative « Eau propre », les paysans suisses seront soutenus financièrement et politiquement dans leur démarche.

Plus nous nous enfoncerons dans l’engrenage de l’agriculture irraisonnée, contrairement au sobriquet qu’aiment lui donner ses promoteurs, moins nous aurons de marge pour nous en sortir par la suite. Appauvrissement des sols, accroissement de la pression démographique, explosion annoncée des crises sanitaires et migratoires dues au dérèglement climatique et environnemental ; tous ces facteurs nous rendrons de plus en plus incapables de concentrer la recherche sur des systèmes alternatifs sains et pérennes. Soit on accepte de sauter le pas maintenant, de se mettre au défi de faire avancer les modes de cultures de demain en y mettant les moyens, soit on s’enferme dans une spirale qui nous fera perdre le peu de chance qu’il nous reste. Nous avançons actuellement comme des poissons à l’intérieur d’une nacelle, attirés par l’appât de solutions faciles et bientôt pris au piège sans possibilité de retour en arrière. Malgré ce que l’on peut entendre parfois, de telles initiatives n’ont rien d’extrêmes à une époque où les dégâts de l’Homme sur l’environnement et sur sa propre santé se révèlent sans cesse plus alarmantes.

Romain Bajulaz

  1. https://www.rts.ch/emissions/infrarouge/12187709-initiatives-pesticides-un-poison-pour-lagriculture.html
  2. https://www.rts.ch/info/suisse/11618738-qui-doit-payer-pour-nettoyer-le-chlorothalonil-dans-les-reseaux-deau.html
  3. https://www.youtube.com/watch?v=YMYY718jsEg&t=1458s
    Conférence du Professeur Edward Mitchel, spécialiste de la biologie des sols. Tout le monde devrait la voir avant de se prononcer.
    28:45 min. : Toxicité d’un néonicotinoïde sur les abeilles
    52:45 min. : Effets endocriniens des néonicotinoïdes
  4. https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/10/04/monsanto-papers-desinformation-organisee-autour-du-glyphosate_5195771_3244.html
    Le scandale des Monsanto Papers fait référence à des centaines de pages de documents rendus publics par décision judiciaire américaine, prouvant que Monsanto utilisait son influence pour entre autres biaiser les recherches concernant le glyphosate, son produit phare.
  5. https://www.youtube.com/watch?v=j9mrNSuhgAQ
    Dès 32:55 min. : Explications sur la chaîne de production
    56:30 min. : Explications sur les possibilités de poursuites des états par les multinationales
  6. http://dictionnaire.sensagent.leparisien.fr/Effet%20de%20simple%20exposition/fr-fr/
  7. https://www.rts.ch/info/suisse/9891948-difficile-de-mobiliser-la-societe-contre-la-degradation-des-sols-en-suisse.html
    https://doc.rero.ch/record/323712/files/DerungsNicolas_The_se_301118.pdf