
L’énergie photovoltaïque et les réseaux électriques
Commençons par le quotidien de notre rapport à l’électricité. Elle est à notre disposition en permanence, et pour que nous puissions en bénéficier ainsi, elle doit être distribuée sur l’ensemble du territoire. La conséquence en est que nous payons une facture qui se présente en trois parties : celle de l’énergie consommée, celle de la contribution au réseau qui permet de disposer de cette énergie, celle des taxes perçues par les collectivités publiques. Les montants varient : il y a plus de 600 distributeurs en Suisse, tous dotés de stratégies différentes en termes d’approvisionnement ; et les cantons et les communes ne prélèvent pas tous et toutes les mêmes taxes. En règle générale, l’achat d’énergie fait un gros tiers de la facture, les deux autres parties constituant chacune un tiers un peu plus petit.
Au moment du vote sur le paquet législatif approuvé par le peuple en juin 2024 (« Approvisionnement en électricité sûr reposant sur des énergies renouvelables »), les discussions se sont concentrées sur ce qui a trait à la première partie de la facture : les volumes d’électricité nécessaires, les importations ou les exportations de courant, la production et la consommation saisonnières, la production « en bande » ou « météodépendante ». Et certes, il est important de savoir quelle est la quantité d’électricité nécessaire au pays, aux ménages et aux entreprises, comment ces volumes peuvent évoluer au gré de la désaffectation d’une centrale nucléaire, de l’installation d’une multitude de panneaux solaires photovoltaïques, de l’électrification de la mobilité individuelle, etc.
Volumes produits, capacité des réseaux
Mais il est tout aussi important que l’électricité, après avoir été produite et pour qu’elle puisse être consommée, soit injectée sur un réseau, dont le fonctionnement est complexe. Classiquement, des aménagements de production très puissants l’évacuent sur un réseau à haute tension. Elle est ensuite transformée, pour, en passant par les réseaux à moyenne tension des distributeurs, arriver en basse tension chez les consommateurs finaux. Elle passe ainsi d’une tension de centaines de milliers de volts aux 220 volts compatibles avec les appareils électro-ménagers.
Les différentes phases de transport, de transformation et de distribution du courant, sont des moments critiques. Pour que le réseau reste stable, il faut qu’à tout moment la quantité d’électricité injectée sur les réseaux soit équivalente à celle qui est soutirée. Pour cela une autre notion entre en jeu : la fréquence, qui doit rester à 50 hertz. Des pannes subites de très grandes unités de production peuvent mettre en danger cet équilibre en diminuant brusquement la fréquence de par l’écart soudain entre l’offre et la demande.
Le réseau électrique historique a été construit de manière très pyramidale, du fait du gigantisme d’unités de production raccordées au réseau à très haute tension. Les grands aménagements hydroélectriques, dont la puissance et la flexibilité sont indispensables à la stabilité du réseau, vont demeurer. Mais la situation va évoluer, du fait de la décentralisation due au développement des énergies renouvelables produites localement. Le solaire photovoltaïque assure désormais plus de 10% de l’énergie électrique en Suisse – et cette proportion va augmenter rapidement et considérablement.
Avec cette décentralisation et avec l’apport croissant d’énergies intermittentes et météodépendantes, la question de la stabilité du réseau se fait encore plus complexe. Les réseaux vont être soumis à des contraintes nouvelles – et tout particulièrement ceux des distributeurs, proches à la fois des nouvelles sources de production et des sites de consommation.
Les Vert-e-s se doivent de connaître ces enjeux, de proposer des solutions permettant d’accompagner l’évolution des réseaux, et de favoriser l’absorption d’une quantité aussi grande que possible d’électricité locale et renouvelable. Aussi bien, la Confédération se prépare déjà à ces mutations, et une consultation a récemment été lancée sur des modifications de loi et d’ordonnance, qui visent à mieux répondre à la part croissante de production décentralisée d’électricité.
Les données du problème…
Pour aller plus loin dans la réflexion, un webinaire s’est récemment déroulé sous l’égide de la présidence et du secrétariat des Vert-e-s suisses. Les participant-e-s ont pu prendre connaissance d’une étude intitulée «Raccordement au réseau de 50 gigawatts de photovoltaïque en Suisse», conduite à la HES de Berne par Christoph Bucher et David Joss (étude présentée ici : ). L’étude va dans le détail des difficultés et des solutions techniques qui permettent d’injecter dans le réseau, en en préservant la stabilité, une grande quantité d’énergie solaire, à des puissances très variables. Elle explicite et pondère les critères qui permettent les meilleurs arbitrages possibles.
Dans les prochaines décennies, l’hydroélectricité continuera grosso modo à fournir les 35TWh qu’elle produit actuellement. Du fait de l’installation de pompes à chaleur et de l’extension de la mobilité électrique, les besoins augmenteront, d’une soixantaine de TWh actuels à plus de 80TWh. Une fois les centrales nucléaires mises hors-service, il faudra donc près de 50 térawattheures (milliards de kilowattheures, TWh) d’énergie renouvelable pour assurer la transition énergétique.
Une règle de trois – extrapolant à partir de ce qui se passe dans les petites installations domestiques – est parfois évoquée par les adversaires du photovoltaïque : selon ce raisonnement, il faudrait dimensionner le réseau à un maximum de 50 GW de puissance pour permettre à 50 TWh d’électricité solaire d’être valorisés – alors que sa capacité actuelle est quatre fois moindre. Mais, même si le réseau de distribution était dimensionné pour absorber les pics de puissance attendus, cette énergie serait produite en période de surplus (à midi, le dimanche, l’été) et serait injectée à des moments où les prix du marché sont bas ou négatifs. Ils ne pourraient pas non plus être exportés, faute d’acheteurs.
Les pics de puissance potentiels qui résultent d’un développement massif du solaire ne devraient donc pas être absorbés par les réseaux des distributeurs. Il faut trouver une manière de lisser la production ou de la traiter localement sans qu’elle transite par ces réseaux. Ceux-ci doivent cependant être renforcés : reste alors à déterminer l’optimum des investissements nécessaires pour absorber la plus grande partie possible de cette énergie, sans la rendre absurdement coûteuse au regard des coûts du redimensionnement du réseau des distributeurs ?
… Et les solutions
L’étude montre que 85% de l’énergie solaire photovoltaïque pourront être injectés sur le réseau sans excéder la moitié de la charge maximale du réseau. Il s’ensuit que seuls 15% de la production photovoltaïque nécessite que l’on trouve des solutions qui ne déséquilibrent pas le réseau existant. Les chercheurs montrent qu’il est plus sensé d’investir dans la gestion décentralisée des pics de puissance que dans un renforcement excessif du réseau de distribution. Le traitement de cette électricité doit être effectué en composant les mesures de consommation directe, de stockage et de tarification : elle peut être absorbée par des systèmes « intelligents » et décentralisés (pompes à chaleur, batteries d’accumulation, électromobilité).
Pour que ces systèmes permettent une augmentation drastique de la production photovoltaïque sans menacer l’équilibre des réseaux électriques, le système existant de rémunération des kilowattheures produits doit aussi être modifié. Ce système avait toute sa raison d’être au moment du solaire « pionnier » et « de niche », mais la priorité inconditionnelle d’injection de l’électricité solaire dans le réseau ne peut pas être maintenue. Il faut sortir de la logique « individualiste » qui garantit à tout producteur le droit d’injecter à n’importe quel moment dans le réseau des pics de puissance peu significatifs du point de vue énergétique, mais qui ne sont pas rentables et qui représentent un défi pour l’ensemble du système. D’une certaine manière, c’est en dépriorisant le solaire qu’on en facilite la généralisation.
En clair, cela signifie que la production aux heures de pointe doit être utilisée localement et directement, et que, si elle est injectée, elle doit être moins rémunérée si elle advient aux moments où la charge du réseau atteint un plafond. Pour ce faire un système d’incitation différent de l’ancienne « rétribution à prix coûtant », mais aussi de l’actuelle « rétribution unique », doit être mis en place. Les gestionnaires de réseau et le régulateur doivent faire en sorte qu’il soit possible et rémunérateur pour les producteurs d’adopter un comportement utile au réseau.
Les autres défis à venir
La récente conclusion d’un accord entre la Suisse et l’Union européenne va projeter à nouveau l’électricité sur le devant de la scène, et les Vert-e-s vont étudier en détail les mesures proposées dans cet accord. Il y aura fort à faire, pour pondérer les avantages et les inconvénients : aspects favorables à l’approvisionnement du pays et au réseau à très haute tension détenu par la société Swissgrid ; éléments bien plus discutables, préfigurant l’ouverture d’un marché qui mettrait en péril la sécurité d’approvisionnement sans apporter d’avantages significatifs aux consommatrices et aux consommateurs. En tout cas, cet accord illustre le fait que la Suisse n’est pas une île électrique : les réseaux électriques européens sont interconnectés et interdépendants.
Nul doute que la pensée systémique caractéristique de l’engagement vert permettra de forger sur cet accord une vision qui intègre le local et le global, et tienne compte des infrastructures de production autant que de celles de distribution de l’énergie. En tout cas, et grâce à l’étude présentée ici, les Vert-e-s disposent d’arguments permettant de qualifier l’énergie solaire comme la ressource qui, complétée par d’autres sources renouvelables, peut assurer par excellence la sécurité future d’approvisionnement à des conditions économiquement supportables pour les ménages, pour les entreprises et pour le réseau. Face à cette vision de bonne science et de bon sens, la volonté abstraite de relancer la filière du nucléaire en néglige les risques (faut-il rappeler qu’elle n’a toujours pas résolu la question de la gestion de ses déchets), et dit sa détermination à socialiser les coûts et à privatiser les bénéfices. Les Vert-e-s ont bien mieux à proposer que cet autoritarisme inutile et dispendieux.
Jean-Yves Pidoux

Jean-Yves Pidoux
ancien conseiller municipal et directeur des SILancien conseiller municipal et directeur des Services industriels de Lausanne ancien député